Les droits ignorés des travailleuses marocaines de la fraise

LAURA IRUARRIZAGA BALLESTEROS



Huelva est la province d'Andalousie dans laquelle se concentre la majeure partie de la production de fraises en Espagne, ce pays étant le premier fournisseur de fruits rouges en Europe. Le marché de la fraise et sa production sont principalement dominés par plusieurs multinationales.


Ce système de production repose en grande partie sur des travailleuses saisonnières qui se rendent chaque année en Espagne avec des contrats à durée déterminée pour cueillir des fraises. Une grande partie des travailleuses saisonnières sont marocaines en raison d'un accord entre le Royaume d'Espagne et le Royaume du Maroc (Acuerdo sobre mano de obra entre el Reino de España y el Reino de Marruecos, hecho en Madrid el 25 de julio de 2001).


Les travailleuses sont sélectionnées en fonction de deux catégories d'offres d'emploi temporaire :

  1. Les offres génériques : offres proposées aux "nouvelles" travailleuses, entendues comme celles qui n'ont jamais cueilli de fraises auparavant. Il s'agit d'offres qui nécessitent un processus de sélection à l'origine (Art. 167.2 del Real Decreto 557/2011, de 20 de abril, por el que se aprueba el Reglamento de la Ley Orgánica 4/2000, sobre derechos y libertades de los extranjeros en España y su integración social, ci-après "règlement relatif aux étrangers").

  2. Les offres nominatives : offres pour les travailleuses qui renouvellent la saison de la cueillette des fraises, c’est-à-dire que ce sont des offres réalisées à des personnes spécifiques (art. 167.3 du règlement relatif aux étrangers).


Dans le cas des offres génériques, la sélection est effectuée au Maroc par une commission hispano-marocaine et aboutit à la signature d'une liste de sélection avec les noms des personnes choisies. Le processus de sélection se fait selon des critères qui manquent de transparence. A titre d’exemple, des documents en français ont fait l’objet de fuites indiquent que les travailleuses, toutes des femmes, ont été sélectionnés sur la base de trois critères :

  1. Avoir leur résidence dans un milieu rural.

  2. Être âgées entre 25 et 45 ans.

  3. Avoir un enfant mineur à charge.


Ces critères ne semblent avoir d’autre but que celui de s'assurer que les travailleuses saisonnières ont besoin du travail proposé malgré les conditions abusives tout en étant sûrs qu’elles rentreront chez elles pour s'occuper de leurs enfants ou de leur famille une fois le travail achevé. Ainsi, les critères doivent être considérés discriminatoires tant sur la base du sexe des travailleuses comme de leur environnement et de leur situation économique. Il convient de rappeler que l'Espagne a l'obligation de veiller à ce que les femmes exercent leurs droits économiques et sociaux de manière égale et sans discrimination (Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, article 11 ; Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, article 23 ; Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, article 5 ; Déclaration universelle des droits de l'homme, article 23.2). De plus, l'accord entre le Royaume d'Espagne et le Royaume du Maroc indique que les travailleurs marocains bénéficient des droits et privilèges accordés par la législation espagnole. Par conséquent, nous devons appliquer l'article 17.1 du Estatuto de Trabajadores (Code du Travail Espagnol) qui interdit la discrimination dans les relations de travail, ce dernier louant que les préceptes discriminatoires seront considérés comme nuls de plein droit. La sélection des travailleuses de la fraise constitue ainsi une violation manifeste du droit de vivre sans discrimination, une obligation qui incombe à l'Espagne dans ce cas.





Indépendamment de la procédure de sélection discriminatoire, les travailleuses sélectionnées signent des contrats dans un environnement propice à la tromperie, sans comprendre ce qu'elles signent, pour la plupart, et sans être autorisées à conserver des copies des contrats. N.K. raconte à Women by Women que "Nous avons signé le contrat il y a un an et je jure qu'il faisait environ 7 pages, je les ai signées mais je ne savais même pas ce que je signais avec tous ces papiers, je ne sais pas si tout cela faisait partie du contrat ou s'il y avait des clauses qu'aucune de nous ne connaissait". L.D., pour sa part, indique que " On a signé, mais on ne sait pas vraiment ce qu'on a signé, on a signé et on est parti sans savoir ce qu'on avait accepté exactement, je ne me souviens même pas combien de pages il y avait, on les a signées et on est parti, on ne sait pas ce que c'était... ". Par ailleurs, il est important de noter que nos conversations avec les différentes travailleuses nous ont permis de faire ressortir qu'elles n'ont pas eu d'interprète pour traduire le contrat au moment de la signature, et que la rémunération qu'elles allaient recevoir ne leur a pas été expliqué, les employeurs se contentant d’indiquer la rémunération brute sans expliquer que les montants qu'elles recevraient seraient inférieurs après le paiement d’impôts.


Au-delà des problèmes éthiques que ces méthodes de recrutement peuvent poser, l'arrêté GECCO pour 2021 (Orden ISM/1289/2020, de 28 de diciembre, por la que se regula la gestión colectiva de contrataciones en origen para 2021, ci-après " arrêté GECCO pour 2021 ") établit dans son article 3.2 les obligations des entreprises. Parmi ces dernières se trouve le devoir de l’entreprise d’assurer aux travailleuses un accompagnement, une aide et les informations spécifiques concernant les caractéristiques de leur recrutement. À la lecture de l'article susmentionné, il est évident qu'il existe un mépris complet envers la réglementation spécifiquement créée pour ce type de procédures et de contrats d'origine. Nous n’apercevons pas une once de tentative de fournir des informations véridiques et qui seraient conformes à la réalité à laquelle les travailleuses journalières seront confrontées une fois qu'elles auront réussi à arriver en Espagne et qu’elles auront commencé à travailler.


D'autre part, concernant le travail effectif, il faut tenir en compte que les travailleuses de la fraise doivent obtenir des visas pour pouvoir se rendre en Espagne. Selon l'article 17 de l'arrêté GECCO pour 2021, les frais de visa doivent être payés par l'employeur. Toutefois, dans la pratique, les travailleuses qui se sont adressées à Women by Women ont dû payer de leur poche les frais administratifs nécessaires à l'obtention du visa auprès du consulat espagnol. Plus précisément, le prix s’élève à 639 dirhams marocains, soit 59,50 euros, ce qui représente un tiers du salaire minimum au Maroc (qui est de 1 994,20 dirhams marocains, soit environ 185,68 euros). La procédure décrite ci-dessus est systémique, comme nous avons pu le déduire des documents remis aux travailleuses en français. Le magazine Women by Women y a eu accès et a vérifié que l'IBAN du compte du consulat d'Espagne à Tanger est établi avec des instructions pour que l'ANAPEC (agence d'État marocaine pour l'emploi) informe les travailleuses de la procédure de paiement des frais correspondant au visa demandé. Il s'agit non seulement d'une violation manifeste des obligations de l'entreprise, mais également d'une sélection discriminatoire de facto des travailleuses journalières en fonction de celles qui seront en mesure de payer les montants susmentionnés. De plus, même pour celles qui auraient pu payer cette somme, nous ne pouvons négliger l'effort économique que cela représente afin d’effectuer un travail qui, dans certains cas, a fini par leur être refusé.


Après le véritable parcours du combattant que nous venons de décrire, cette année les femmes qui ont contacté Women by Women ont été abandonnées malgré le fait qu’elles aveint signé le contrat et obtenu leurs visas. Toute information quant à la date à laquelle elles commenceront à travailler ou à se rendre en Espagne leur a été refusé, tout contact a été coupé. Sans aucun préavis ni justification, des femmes qui avaient refusé d'autres opportunités d'emploi pour celui-ci se sont retrouvées abandonnées et laissées dans une situation d’autant plus précaire.

Cependant, l'article 3.1 de l'arrêté GECCO pour 2021 oblige les employeurs à garantir aux travailleurs sous contrat la poursuite de leur activité pendant la validité de l'autorisation demandée ainsi que le respect du contrat signé. De même, l'article 30 du Estatuto de Trabajadores (Code du Travail Espagnol) établit clairement que si "le travailleur n'est pas en mesure de fournir ses services une fois le contrat en vigueur parce que l'employeur tarde à lui donner du travail en raison d'empêchements imputables à l'employeur et non au travailleur, ce dernier conservera le droit à son salaire ". En d'autres termes, les travailleuses oubliées de la fraise qui n'ont pas été appelées à travailler cette année mais qui avaient signé un contrat de travail ont droit à leur salaire mensuel intégral, à moins que l'employeur ne leur ait pas fourni de travail pour des raisons indépendantes de sa volonté.

Le manque de travail a également signifié pour beaucoup d'entre elles l'impossibilité de récupérer d'autres emplois qu'elles ont eus auparavant et qu'elles ont abandonnés pour cette opportunité. B. nous raconte que "j'ai quitté la cafétéria où je travaillais, je leur ai dit que je partais en Espagne dans 15 jours, ils étaient contents pour moi, mais ensuite je me suis retrouvée sans rien parce que je n'avais pas d'argent pour subvenir à mes besoins et ils ont engagé quelqu'un d'autre à ma place". De même, M. rapporte que "je devais nettoyer le bureau d'un avocat, et dans une autre maison riche. Ce n'était pas beaucoup d'argent mais au moins c'était quelque chose de stable. Un jour, j'ai donné mon préavis, j'ai été embauché pour la saison des fraises et je suis parti. Soudain, je me suis retrouvé sans rien, ni mon ancien emploi, ni les fraises". Or, selon la loi, l'indemnisation à laquelle pourraient prétendre les travailleuses de la fraise telles que B. ou M. ne doit pas se limiter au salaire qu'elles ont le droit de percevoir malgré qu'elles n’aient pas pu travailler. En effet, elles peuvent être indemnisées pour les dommages que cette situation leur a causés en termes de manque à gagner, c'est-à-dire pour ce qu'elles auraient pu percevoir si elles avaient conservé les emplois abandonnés en raison de cette opportunité. Enfin, il faut tenir compte du fait que le rapport de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines d'esclavage, y compris ses causes et ses conséquences, a indiqué que " si les entreprises établissent qu'elles ont causé ou contribué à des conséquences négatives, elles devraient y remédier ou contribuer à y remédier par des moyens légitimes " (Rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d'esclavage, y compris ses causes et ses conséquences, 8 juillet 2015, paragraphe 57).


Dans la pratique, la réalité pour les nombreuses femmes saisonnières qui n'ont pas pu travailler cette année est qu'elles ne recevront pas le montant qui leur est dû alors qu'elles y ont droit. Afin de réclamer les salaires dus et une éventuelle indemnisation, il serait nécessaire d'intenter une action en justice mais elles se heurtent à des difficultés d'accès à la justice. Dans le cas des travailleuses journalières qui ont dû rester au Maroc malgré la signature d'un contrat et l'obtention d'un visa, les obstacles physiques afin de pouvoir rencontrer les avocates et avocats et les interprètes sont plus qu'évidents. Cependant, au-delà de cette situation et de manière générale, la méconnaissance de l'espagnol, le manque d'information concernant leurs droits, l'obligation de retourner au Maroc une fois le travail achevé et le fait qu'elles dépendent des entreprises et de l'État espagnol pour être à nouveau embauchés la saison suivante entraînent des difficultés évidentes d'accès à la justice qui limitent leur droit à un recours effectif (reconnu dans plusieurs conventions internationales, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 2 ; la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, article 6).


Enfin, outre les obligations des employeurs qui ne sont pas respectées, il faut rappeler que le recrutement à l'origine implique avant tout des agents étatiques : L’Espagne et le Maroc. En effet, l'Espagne est signataire d'accords qui ont été mentionnés tout au long de cet article et qui démontrent qui devraient être les véritables garants de la protection des travailleuses de la fraise. Cela fait désormais des années que la sonnette d'alarme sur les violations des droits des travailleuses du secteur de la fraise a été tirée. Les états ne peuvent plus simplement détourner le regard. La violation des droits des travailleuses journalières doit entraîner une réaction immédiate de la part des responsables, sans quoi les conventions internationales auxquelles les états adhèrent resteront lettre morte.